Travail à la métrique

(Un succès mesuré)

Les grandes entreprises technologiques sont persuadées qu’elles peuvent maintenir leur efficacité en multipliant l’usage d’indicateurs et de mesures, aussi bien pour leur clients qu’en interne. Dans son roman de science fiction Dirk Gently paru en 1987 (En français: Un cheval dans la salle de bains, Gallimard 2003), Douglas Adams présageait un logiciel de management de projets très efficace. Le manager n’aurait qu’à préciser au préalable au logiciel le résultat qu’il souhaite obtenir et l’ordinateur trouverait le meilleur moyen de justifier ce résultat, quels que soient les paramètres qu’on lui donne en entrée. Aujourd’hui, nous ne sommes plus très loin de cette réalité. L’organisation d’une grande entreprise ultra-mesurée comme Amazon rend la vie de ses cadres et de ses employés particulièrement pénible, ce qui illustre les limites de son inflexible mécanisme d’incitations.

Culture de Croissance Amazonienne

Les cadres chez Amazon sont sujets à une pression monumentale en raison de leur surveillance et de leur mesure permanente. Amy Michaels, qui travaillait au marketing de la division Kindle de 2012 à 2014, met l’accent sur l’usage permanent d’outils de management par Amazon pour stimuler la productivité: “L’entreprise exécute continuellement un algorithme d’amélioration de la performance de son personnel”, (cité dans le reportage de Jodi Kantor and David Streitfeld pour le New York Times). Sean Boyle, l’actuel directeur financier d’Amazon Web Services, fait l’éloge de ce programme: “Les données créent beaucoup de clarté autour de la prise de décision. La data est incroyablement libératrice”. Cependant, de nombreux cadres trouvent ce système oppressant. Ils sont non seulement régulièrement appelés à travailler les week-ends et les nuits, mais ceux qui ont connu des moments de vie difficiles (une fausse couche, un cancer) sont vite écartés et placés sous un “programme d’amélioration de performance”, ce qui est en fait la menace d’un licenciement imminent. Bo Olson, qui a travaillé 2 ans chez Amazon au service marketing des livres, dresse un paysage sinistre de l’impact de ces mesures sur le moral: “J’ai vu presque tous mes collègues un jour pleurer à leur bureau”. Dina Vaccari, qui a travaillé chez Amazon de 2008 à 2014, illustre l’effet escompté de ce programme de management: “J’étais tellement accro au désir de réussir là bas. C’était comme une drogue qui nous redonnait de la valeur à nos yeux”. Dès leur embauche, les Amazoniens sont appelés à assimiler et inculquer aux nouveaux venus les 14 principes de leadership. Ces principes sont incontournables dans le vocabulaire de l’entreprise, et leurs formulations sont régurgitées telles quelles dans quasiment toutes les réunions. Quelques uns de ces principes: la frugalité, le fait d’insister sur l’excellence, l’importance d’avoir raison, de montrer ses résultats, et de s’auto-critiquer vivement.

Robin Andrulevich, qui a travaillé aux ressources humaines chez Amazon de 1998 à 2008 et est l’une des auteurs de ces principes de leadership. Elle fait référence à la pratique régulière d’Amazon de licencier un pourcentage de ses effectifs en appelant ça du “Darwinisme intentionnel”. Tous les ans, Amazon pratique ce que l’on appelle plus couramment et sans euphémisme le “forced ranking” (classement obligatoire), ou "rank and yank” (classer puis retirer). Il s’agit de réunions d’examen par département pour noter les employés et se débarrasser des moins bien classés, à hauteur d’un pourcentage donné. Cette pratique de classement pour éliminer mécaniquement 10% des effectifs chaque année avait été crée chez GE dans les années 1980 (qui y a mis fin il y a une dizaine d’années). Microsoft, qui l’avait adopté, y a également mis fin en 2013 car elle générait trop de compétition interne. En effet, encore aujourd’hui, les cadres d’Amazon ont intérêt à surclasser leurs collègues pour éviter d’être parmi ceux qui sont éliminés. Pour ce faire, Amazon propose un outil de délation à ses employés, l’outil “Anytime Feedback Tool”, qui les incite à envoyer des appréciations sur le travail de leurs confrères à leurs manageurs. Les employés créent naturellement des pactes silencieux pour coordonner la disgrâce d’une personne, ou pour rapporter des compliments mutuels. “On apprend à diplomatiquement jeter des gens sous les roues de l’autobus”, confie un ex-employé qui a passé 6 ans dans le département de la vente au détail. Les employés doivent mémoriser et intérioriser les mesures de performance dans leur département, et sont interrogés au hasard sur leurs chiffres lors de réunions mensuelles.

À force de fixer leur attention uniquement sur ces mesures, les employés deviennent paradoxalement moins performants. Les économistes Bengt Holmström (Yale) et Paul Milgrom (Stanford) ont démontré dans leur parution de 1991 “Multitask Principal–Agent Analyses: Incentive Contracts, Asset Ownership, and Job Design” que les travailleurs qui sont récompensés pour la réalisation de tâches mesurables réduisent leurs efforts pour les autres tâches. Au final, les métriques ne sont plus vécues comme des moyens, mais comme des fins en soi: elles se substituent aux fins que ces moyens étaient censés servir. Dans un essai publié en 1979 sur l’impact du changement social planifié, le sociologue Donald Campbell a identifié une maxime qui est vérifiée ici : “plus un indicateur social quantitatif est utilisé pour prendre des décisions sociales, plus il sera soumis à des pressions de corruption et plus il sera pertinent de le fausser et corrompre les processus sociaux qu’il est censé observer”. Quand leur récompense dépend d’une mesure, les individus ont tendance à la maximiser avant tout. L’historien Jerry Muller a écrit un ouvrage sur les problématiques posées par la fixation de mesures, La Tyrannie des Métriques (Anglais, Princeton University Press 2018), qui pointe bien les effets pervers du type de système qu’Amazon utilise sur ses employés: “La responsabilité se définit maintenant par la démonstration du succès par des mesures standardisées, comme si uniquement ce qui pouvait être compté comptait réellement”. En effet, les organisations dépendent également de dynamiques de groupe qui ne sont pas des jeux à somme nulle mais bénéficient à tous, tels l’échange d’idées et de méthodes, le mentorat, le travail d’équipe, ou encore le maintien des relations avec les fournisseurs et sous-traitants. Ces méthodes collaboratives vont à l’encontre de la maximisation de la performance individuelle que le système de notation d’Amazon engrange mécaniquement. À l’inverse, ce système encourage les employés à s’ignorer, voire se saboter mutuellement plutôt que de co-opérer. La stratégie voulue par Amazon est de tirer le maximum de valeur de chaque personne en les mettant en compétition permanente. Tout ceci crée une culture d’entreprise féroce dans laquelle les cadres échangent quelques années de leur vie personnelle contre un salaire plutôt élevé et une référence sur leur CV.

Travail à la métrique

Ceci étant dit, les cadres d’Amazon sont bien rémunérés et ils gagnent en employabilité, ce qui leur donne différentes options de reconversion. Ils ont donc plus de pouvoir de négociation que les ouvriers des entrepôts d’Amazon qui n’ont pas cette chance, mais sont soumis à des métriques démesurées. Mac McClelland, une journaliste de Mother Jones, a fait un  reportage d’investigation en 2012 dans un entrepôt qui expédie les colis d’Amazon. Cette industrie a mauvaise réputation: dès que la journaliste a candidaté pour ce poste, l’assistante de la chambre de commerce locale l’a mise en garde: “Ils ont besoin que vous travaillez aussi vite que possible. Donc ils vont vous donner des objectifs, et quand vous les atteindrez, ils les augmenteront. Ils vont vous crier dessus, c’est comme l’armée. Il ont besoin de vous briser pour vous transformer en ce qu’ils veulent que vous soyez”. Soit des robots, selon Max Crawford, qui travaillait dans un entrepôt d’Amazon au Royaume Uni, interviewé par le New York Times en Février 2018: “Après un an à travailler sur le tas, je me sentais comme une version des kivas [robots] avec lesquels je travaillais. Ils veulent nous transformer en machines. Ils ont besoin de robots humains avant de nous remplacer complètement”. Les employés des entrepôts d’Amazon sont surveillés en permanence par des systèmes électroniques pour s’assurer qu’ils atteignent leur quota de colis emballés par heure. Ce quota est individualisé et augmente au fur et à mesure. En Janvier 2018, il était de 250 objets à mettre en boite par heure pour le travailleur Britannique Aaron Callaway, interviewé par le Guardian: “Si je ne mets pas chaque objet au bon endroit en moins de 15 secondes, je n’en ferai pas assez en une heure, et mon manager viendra me rappeler à l’ordre”.

Le journaliste James Bloodworth a raconté son expérience d’un entrepôt d’Amazon dans Embauché: Six Mois dans l’Angleterre À Bas Salaires (Anglais, Atlantic Books 2018), où il remarque que “l’atmosphère est comme une prison” et où chaque employé surveille sa propre mesure, puisque sa capacité à tenir son quota est constamment affichée sur son scanner. Les travailleurs à la chaîne d’Amazon sont souvent démunis de protection sociale et facilement licenciés car ils n’ont que des contrats temporaires. Le résultat est un panoptique dans lequel les employés sont constamment poussés à aller plus vite par la peur de ce qui leur arrivera s’ils n’atteignent pas leur quota. Selon James Bloodworth, les gens se retrouvaient à faire leurs besoins dans des bouteilles plastiques par peur de perdre leur emploi s’ils allaient aux toilettes. Le travailleur Owen Thomas donne son témoignage: “Nous n’étions plus payés si notre fréquence de paquets ramassés tombait en dessous d’un certain chiffre. Il y avait des bouteilles d’urine à différents emplacements car nous étions pénalisés pour nos pauses toilettes”. En effet, d’après une étude menée dans des entrepôts d’Amazon au Royaume-Uni entre décembre 2017 et Mars 2018 par la plate-forme de travailleurs Organise sur 241 employés, 74% des employés évitent d’utiliser les toilettes pour peur de manquer leur quota et d’être sanctionnés. Le travailleur Max Crawford corrobore: “Nous n’avions aucun temps pour aller aux toilettes, car ceux qui n’atteignent pas leurs objectifs sont vite virés”. En dehors de la pause déjeuner d’un quart d’heure, les ouvriers d’Amazon doivent rester debout sur un sol béton pendant plus de 10 heures, ce qui cause des lombalgies chez nombre d’entre eux. Pour se remettre, les employés n’ont qu’a lever les yeux pour lire les énormes banderoles d’Amazon “Travaillez dur. Amusez vous. Forgez l’Histoire” qui les accueillent à l’entrée tous les jours.

Néanmoins, ces employés ne semblent pas convaincus de la bienveillance de leur employeur. D’après l’étude menée par Organise, 81% des employés des entrepôts d’Amazon disent que maintenant qu’ils connaissent les conditions de travail, ils ne postuleraient plus. Lorsqu’Amazon est critiquée sur les conditions de travail de ses entrepôts, la société répond: “les objectifs sont basés sur la performance précédemment atteinte par nos travailleurs. Les ‘associés’ sont évalués sur une longue plage de temps car nous savons que de nombreux facteurs impactent la capacité à répondre aux attentes”. Amazon a déposé un brevet en 2016, rendu public en 2018, pour un bracelet intelligent qui émet des vibrations quand l’employé se trompe pour “gagner du temps en les aidant à travailler plus vite”.  De façon assez Orwellienne, tous les travailleurs d’Amazon sont supposés se voir attribuer le même titre que leur patron, “associé”. James Bloodworth partage ainsi le discours de son programme d’orientation dans lequel on lui a dit que “Jeff Bezos est un associé, et vous l’êtes aussi”. Ce pied d’égalité peut paraître idéaliste, jusqu’à ce que son hypocrisie se révèle par une simple comparaison entre salaire médian chez Amazon (28 000$ en 2017) et la capitalisation boursière des actions de Jeff Bezos (141 milliards de dollars) qui a crû de 3,3 milliards dans la première semaine de Juin 2018. Il s’est récemment offert le plus grand et le plus cher hôtel particulier de Washington DC pour 23 millions de dollars. Il fait installer 25 salles de bain et 2 ascenseurs dans cet ancien musée, pour pouvoir accueillir confortablement les invités les plus puissants de la capitale, et ainsi s’assurer du maintien d’un taux d’imposition qui lui est favorable.

Growth is good?

La question de la pertinence des métriques peut aussi se poser pour un autre géant du digital, Facebook. Antonio Garcia Martinez, créateur de la plateforme publicitaire de Facebook FBX et auteur de Chaos Monkeys (Harper, 2016) partage son expérience au sein du géant digital: “La pratique standard chez Facebook reste le tableau de bord des métriques sur lequel se fixe toute l‘attention de l’équipe. Choisissez bien les paramètres qui sont mesurés dans ce graphique linéaire, car un bon responsable de produit s’épuisera pour faire monter la courbe en haut à droite, quelle que soit la valeur représentée par ce chiffre. On fabrique ce que l’on mesure, alors faites attention à ce que vous décidez de mesurer”.
Le Vice Président de Facebook, Andrew Bosworth, surnommé “Boz”, a voulu créer le débat en interne sur la focalisation de l’entreprise sur la croissance d’utilisateurs dans une note interne du 18 Juin 2016. Andrew Bosworth a posté cette note, qu’il a intitulé “the ugly” (“la vérité horrible”), dans un groupe Facebook réservé aux employés pour discuter de la stratégie produits. Andrew Bosworth est réputé pour son style provocateur qu’il peut se permettre car il fait partie du premier cercle de Mark Zuckerberg. C’est d’ailleurs par ce style provoc qu’il justifiera ses intentions le 29 Mars 2018, en réponse à la parution de son texte divulgué à Buzzfeed par un employé: “Je ne suis pas plus d’accord avec ce texte que quand je l’ai écrit. Le voir hors contexte donne l’impression que c’est mon point de vue ou celui de l’entreprise, or ce n’est pas le cas”. Dans son billet controversé, Boz met l’accent sur le fait que la mesure du succès chez Facebook est la croissance du nombre d’utilisateurs à tout prix. “Nous relions les humains. […] Peut être que nous permettons à quelqu’un de trouver l’amour. […] Peut être que ça coûte une vie en exposant quelqu’un à des harceleurs. Peut être que quelqu’un meurt d’une attaque terroriste coordonnée sur nos outils. [...] La vérité horrible, c’est que notre foi dans le fait de relier les humains est telle que tout ce qui nous permet de relier plus de personnes plus souvent est considéré de fait comme un bien. [...] C’est ce qui justifie nos pratiques contestables d’import du carnet d’adresse, […] ainsi que le travail que nous ferons sans doute un jour en Chine. […] Nous n’en sommes arrivés où nous en sommes que par nos tactiques de croissance. […] Nous devons justifier nos métriques pour ne pas perdre de vue des évolutions plus larges, mais relier les humains reste notre impératif”.

La parution du billet de Boz montre bien que son approche provocatrice a interpellé certains de ses collègues, et que l’équipe de Facebook est moins soudée et arrogante depuis les scandales liés aux élections de 2016. Les inquiétudes que Boz avait émises sur la focalisation sur la croissance des connections entre utilisateurs à tout prix ont été confirmées. L’outil de suggestion d’amis a mis en contact des individus qui ont intégré Daesh: l’algorithme de Facebook les a ciblés à partir de la lecture d’articles qui mentionnent l’Islam, d’après le rapport “Araignées du Calife” publié en Mai 2018 par les chercheurs Gregory Waters et Robert Postings. Autre illustration: les Nations Unies en Mars 2018 ont publié une enquête qui accuse Facebook d’avoir contribué indirectement au génocide des Rohingas en Birmanie. Les bouddhistes nationalistes sont très bien implantés sur la plateforme et bombardent leur propagande déshumanisante à longueur de journée. Le modèle commercial de Facebook de captation d’attention et de publicités ciblés est aussi mis en cause, notamment par Frank Pasquale, professeur de droit à l’Université du Maryland et Yale. Dans un article de l’Intercept sur l’usage d’intelligence artificielle par Facebook pour faire des prédictions sur les comportements de ses utilisateurs et les vendre à des publicitaires, Frank Pasquale s’inquiète de la possibilité que les prédictions de l’intelligence artificielle deviennent des prophéties auto-réalisatrices, car “une fois que Facebook a fait cette prédiction, ils ont un intérêt financier à faire en sorte qu’elle soit vraie”.

Steven Levy écrivait déjà dans Hackers (Anchor Press/Doubleday, 1984) que “la feuille de tableur est non seulement un outil, mais aussi une façon de voir le monde – la réalité par les chiffres. […] Les aspects qui sont mis en avant sont ceux qui sont facilement représentés par des chiffres. L’intangible n’est pas facilement quantifiable.” Judea Pearl, un informaticien et philosophe qui figure parmi les pionniers de l’intelligence artificielle des années 1980, estime que nous avons tendance à surestimer la clairvoyance des algorithmes. Dans une interview avec the Atlantic en Mai 2018, il met en garde: “la pointe de l’intelligence artificielle n’est qu’une version plus rapide de ce que nous faisions il y a une génération: trouver des régularités dans des grands champs de données. Toutes les avancées marquantes de l’apprentissage profond peuvent pour l’instant se résumer à ajuster une courbe à des données”. Selon Joshua Pearl, la prochaine étape essentielle pour structurer des informations de façon plus subtile est de sortir des classifications qui ne peuvent qu’apporter des associations, pour essayer de dresser des liens de causalité. Ian Bogost, professeur d’informatique à l’institut technologique de Géorgie, souligne l’importance du choix de la mesure: “Si vous mesurez le bien à travers la valeur économique, alors tant que cette dernière continue à augmenter pour les agents que vous estimez importants, alors on ne voit que de l’optimisme”. Par exemple, malgré le vocabulaire horizontal que l’entreprise inculque à ses employés, le modèle d’Amazon tend à privilégier certains. Pour inverser cette tendance, il faudrait qu’ils se préoccupent de créer un environnement professionnel plus juste et moins mesuré. Ils en ont sans doute les moyens. Une idée qui rejoint celle développée par le Pape François dans son Encyclique Laudato Si de 2015 : “Un développement technologique et économique qui ne laisse pas sur son passage un monde meilleur et un meilleur niveau de vie ne peut pas être considéré comme un progrès.”