L’affaire GameStop en 10 questions
(ou les rapports de force entre Wall Street et une bande de geeks férus de finance)
GameStop est une entreprise américaine, leader sur le marché de la commercialisation de jeux-vidéos. En France, c’est la maison mère de Micromania. L’entreprise s’est retrouvée depuis quelques mois au coeur d’une bataille boursière dont nous avons analysé la dynamique et les ressorts.
1. Pourquoi et comment des fonds d’investissements ont-ils parié contre GameStop ?
Depuis 2019, les fonds d’investissements (hedge funds en anglais) ont pris pour cible l’entreprise GameStop. Ces fonds, dirigés par une poignée de milliardaires, et dont les clients doivent investir au minimum un million de dollars, ont fait le pari que la maison mère de Micromania allait connaitre une faillite imminente.
[Explication de la vente à découvert (short selling), pratiquée par les fonds: (pour hors-texte)
Ce pari est ce qu’on appelle la vente à découvert (short selling) : le processus qui permet aux banquiers d’emprunter des actions puis de les vendre immédiatement, ce qui revient à emprunter l’argent équivalent à une proportion de la valeur en bourse d’une entreprise à un moment donné, tout en promettant de racheter cette même proportion dans le futur. C’est donc un pari sur la chute du cours de l’action d’une entreprise, puisque le but des financiers est de tirer un profit en la rachetant au prix le plus bas possible. Du fait du montant élevé des frais, cette démarche n’a d’intérêt que pour d’énormes sommes d’argent et dans l’anticipation de grosses pertes pour une entreprise. Par l’effet d’annonce et la couverture médiatique de la démarche, cette prédiction prend souvent la forme d’une prophétie auto-réalisatrice, qui peut accélérer voire engendrer l’écroulement d’une entreprise. Bien que ce mécanisme apparaisse comme l’activité banale et ordinaire du marché aux yeux des professionnels de la finance (pour eux, ce n’est qu’un jeu à somme nulle avec des gagnants et des perdants), les non-initiés y verront peut-être une forme de sadisme financier qui encourage puis tire profit de la misère.]
Dans le cas de GameStop, le monde de la finance (dont notamment les fonds d’investissements Melvin Capital et Candlestick Capital, qui avaient lourdement participé) ont été particulièrement vautours. Ils ont fini par miser 140% des actions disponibles (float) de l’entreprise sur son échec, de façon à ce que le montant d’argent parié excède la valeur de l’entreprise.
On peut comprendre les raisons de ce pari exorbitant des hedge funds sur l’échec imminent de GameStop : le vendeur américain de jeux-vidéos n’a pas dégagé de résultats positifs depuis 2017. GameStop a perdu 673 M$ en 2018, 471 M$ en 2019, et 295 M$ en 2020. Même si le temps passé en confinement a profité à l’industrie du jeu vidéo, le secteur de la vente en magasin (sur lequel GameStop est fortement implanté, notamment au sein de centres commerciaux) a accéléré une tendance négative pour s’écrouler en 2020.
Par ailleurs, l’entreprise avait pour réputation de maltraiter ses employés. Elle les pousse à encourager les clients à monter en gamme et à réserver des titres avant leur sortie. Au-delà de ça, l’entreprise avait été épinglée par la presse en novembre dernier pour avoir proposé un concours de danse sur TikTok à ses vendeurs (une chorégraphie de macarena sur fond musical d’un remix dubstep de UB40, bref de quoi dégouter toutes les générations), avec en récompense à la clé… le privilège de pouvoir réclamer 10 heures de travail supplémentaires face à la ruée de consommateurs pour la semaine de promotions du Black Friday.
2. L’action GameStop ($GME) était-elle sous-évaluée ?
Le pari de ces fond d’investissements semblait d’abord porter ses fruits : le climat pessimiste autour de leurs annonces a contribué à faire dégringoler l’action de 16$ (début janvier 2019) à 5$ (début janvier 2020). Mais, dès le printemps 2019, un groupe de boursicoteurs sur un forum de Reddit (r/WallStreetBets, dont nous aborderons plus longuement la culture ci-dessous, question 4) estiment, eux, que l’entreprise peut se reconvertir, et que la panique autour de la valeur de GameStop était démesurée.
Ils ont fait appel à l’expertise de fans de jeux-vidéos parmi eux, car ils guettaient déjà les rumeurs sur la sortie de nouvelles consoles (PS5, Xbox Series) attendues en 2020. Les analystes professionnels prédisaient que les consoles à venir ne seraient que compatibles avec des jeux achetés en ligne. Mais les gamers sur Reddit avaient correctement pronostiqué que les nouveaux jeux seraient trop gourmands en stockage et nécessiteraient un support physique. Ces sorties impliquaient donc plus d’achats de consoles et de jeux en magasin (même pour une année de pandémie), et par conséquent un rebond pour GameStop.
Ces analyses d’amateurs sur Reddit ont attiré l’attention de l’investisseur Michael Burry, immortalisé par Christian Bale dans le film The Big Short (2015), basé sur l’histoire vraie d’actionnaires qui ont pratiqué du short-selling en 2008 contre les subprimes. Michael Burry achète 3% des parts de GameStop en Août 2019 via son fond, Scion Capital. La communauté de WallStreetBets suit de près l’investissement de Burry, qu’ils surnomment affectueusement “Christian Bale”, et de nombreux membres achètent aussi l’action. Ceci encourage sans doute Michael Burry à surenchérir en avril 2020 : il achète encore 15 millions de dollars d’actions de GameStop, ce qui a fait grimper sa participation à 5,3% du capital de l’entreprise.
Mi-septembre 2020, Ryan Cohen, l’ancien CEO de Chewy (vente en ligne de nourriture pour animaux), achète à son tour 76 millions de dollars, soit 12.9%, et rejoint le conseil d’administration de l’entreprise. Cohen présente une nouvelle stratégie pour GameStop basée sur une reconversion vers l’e-commerce. Le 11 janvier 2021, Cohen annonce que deux de ses ex-collègues de Chewy vont le rejoindre pour également siéger au conseil d’administration de GameStop. L’action de l’entreprise est alors à 20$. Lorsqu’elle commence à grimper, pour finalement atteindre 483$ en 17 jours, on aurait pu penser que cela représentait l’engouement du marché pour la trajectoire de l’entreprise. Pourtant, la situation économique de l’entreprise était loin d’être le seul facteur en jeu…
3. Pourquoi l’action GameStop est-elle devenue une cible pour attaquer certains fonds?
Puisque les fonds d’investissements avaient misé contre GameStop à hauteur de 140% de sa valeur totale (comme expliqué question 1), ce qui peut sembler incongru, ils ont attiré l’attention de certains amateurs des informations financières. Parmi eux, Keith Gill, 34 ans, alias u/deepfuckingvalue sur le forum r/WallStreetBets, un ancien ingénieur informatique pour une start-up d’analyse des marchés financiers de 2010 à 2014, employé chez l’assureur MassMutual jusqu’au début 2021. Keith Gill suit le raisonnement suivant : pourquoi ne pas profiter de la position vulnérable des fonds (notamment Melvin Capital et Candlestick Capital) qui ont massivement vendu l’action à découvert et leur faire perdre leur pari, soit les forcer à la racheter à prix beaucoup plus élevé?
La démarche, qu’on appelle liquidation forcée des positions prises par les vendeurs à découvert (short squeeze), est une forme de contre-attaque à la vente à découvert (short selling) pratiquée par ces hedge funds. Une short squeeze consiste à massivement acheter l’action qui a été vendue à découvert afin qu’elle gagne en valeur. Les fonds qui ont parié contre sont ainsi obligés de sortir de leur pari avant que le prix n’augmente d’avantage. Or, pour en sortir, chaque vendeur à découvert est obligé de racheter ses actions, et donc de continuer à faire grimper le cours de l’action pour les suivants, ce qui crée un effet boule de neige. C’est une tactique que les hedge funds n’hésitent pas à utiliser entre elles, mais ça reste un événement rare : Wolkswagen (octobre 2008) et Blue Apron (mars 2020).
Cette stratégie est évoquée par Keith Gill (alias u/deepfuckingvalue) sur le forum r/WallStreetBets en juin 2019, où il annonce parier 53.000$ sur la remontée de GameStop (alors que le prix de son action était à 5$). Il invite les membres du forum à collaborer pour exploiter une faiblesse dans la stratégie d’investissements de quelques géants, et poursuit la promotion de sa stratégie sur YouTube. Elle a ensuite été théorisée plus longuement par d’autres membres du forum, dont u/Player896 dans un billet daté d’un an plus tard, en octobre 2020, intitulé “comment faire faillir des investisseurs institutionnels pour les nuls”, dans lequel il détaille en termes grandioses la possibilité de renverser des géants de la finance. La preuve, selon lui, car “Christian Bale” s’en est pris à Wall Street et a gagné, ainsi que Ryan Cohen, qui s’en est pris à Amazon et est sorti gagnant. Son cri de coeur a été fortement relayé, et a encouragé les autres membres du forum à acheter l’action de GameStop, parfois même d’un point de vue qui s’imaginait militant.
Les hedge funds réagissent mal : malgré eux, ils endossent à merveille le rôle de méchants. Andrew Left (qui dirige Citron Research, et a initié la vente a découvert sur GME) cherche à freiner l’enthousiasme autour de GameStop en narguant les utilisateurs du forum : son groupe de conseil poste une vidéo sur YouTube dans laquelle il s’indigne contre leur démarche, qu’il qualifie de « contre nature ». Bien que la manipulation des marchés financiers ne soit pas novatrice en soi, il réagit au fait qu’elle provienne de vulgaires participants amateurs qui avaient déniché une position vulnérable. Andrew Left les accuse de se faire avoir en suivant un effet de mode, et les traite de suckers qui n’agissent que de façon irrationnelle. Son plaidoyer a beaucoup circulé, y compris sur le forum, mais il n’a pas l’effet escompté. Bien au contraire : le lendemain de la publication de sa vidéo, l’action passe de 43$ à 65$. Mais il n’avait pas pour autant forcément tort !
Andrew Left
de Citron Capital le 21 janvier 2021
4. Qui sont les petits porteurs qui ont misé sur GameStop ? Comment décrire la culture du forum r/WallStreetBets auquel ils appartiennent ?
Le site reddit.com s’organise sous forme de communautés en tous genres, créées et gérées par les utilisateurs du site qui se reconnaissent et se regroupent autour de thématiques de discussion, particulièrement sur les sujets de niche. C’est donc une plateforme qui permet aux personnes partageant un centre d’intérêt ou un trait identitaire donné de se retrouver. Le forum r/WallStreetBets de Reddit n’est pas le seul de la plateforme sur lequel les internautes échangent leurs opinions sur les marchés financiers – mais il se différencie des plus pragmatiques r/PersonalFinance (14 millions de membres), r/Stocks (2,3 millions), ou même r/Investing (1,7 millions) par une culture du jeu vertigineuse. Le “Bets” de WallStreetBets signifie littéralement pari en anglais : il a donc vocation à attirer les plus téméraires.
La médiatisation de l’affaire GameStop le gonfle aux amphétamines. Le forum compte 9,5 millions de membres en avril 2021, soit 5 fois plus qu’au début de l’année, et 12 fois plus qu’en janvier 2020 (ils étaient alors 770 000). La culture irrévérencieuse de l’anti-‘politiquement correct’ fait partie intégrante du registre de la communauté. Son slogan ? « Comme si 4chan avait trouvé un terminal Bloomberg ». Pour les non-initiés : 4chan est un site anonyme, vulgaire, narquois, geek et très masculin, à l’instar du forum de jeux-vidéo.com, alors que le terminal Bloomberg est un outil onéreux réservé aux professionnels de la finance. Les membres du forum détournent le refrain méprisant des pros de la finance qui accusent leur exubérance de ne pas être basée sur des fondements rationnels, et se le ré-approprient en s’auto-proclamant comme une bande d’“attardés”. Le post du 2 Février par u/SimplyPwned l’illustre bien: « Nous sommes une communauté de dégénérés. Nous prenons plaisir à poster des millions en pertes et nous le faisons en connaissance de cause, puisque le mot ‘pari’ figure dans le nom du forum ! […] Ceci est une bande d’autistes qui a repéré une façon anormale de jouer sur les marchés. Ce forum est un endroit où l’on vient apprécier la partie sadomasochiste du capitalisme absurde sous lequel nous vivons. […] Aucun investisseur en bonne santé mentale ne considérerait nos investissements. […] Toute personne qui est un peu déréglée est en train de jeter son argent sur GME. C’est devenu un mouvement global ».
La communauté s’identifie ainsi autour d’un lexique de néologismes désinvoltes et souvent humoristiques. Par exemple, dans le jargon de r/WallStreetBets, les gains monétaires sont surnommés “tendies”, ce qui est un raccourci affectif du terme “legal tender” (cours légal en français, soit la valeur reconnue de la monnaie), mais aussi un jeu de mots faisant référence aux “chicken tenders” (bâtonnets de poulet pané) que les membres du forums souhaitent s’acheter avec leur gains. Cette double définition illustre la dialectique entre la réalité des sommes mises en jeu, du risque qu’elles représentent pour les internautes, et le ton ironique et détaché qu’ils emploient pour les décrire. Une deuxième illustration de cette juxtaposition : le terme “stonks” (et non pas “stocks”) est employé pour les actions. L’utilisation de termes enfantins est aussi une façon pour les membres du forum de montrer qu’ils n’ont pas besoin de se prendre au sérieux pour que leurs actions chamboulent les analyses des professionnels. Dans cette lignée, on peut évoquer une mantra de r/WallStreetBets, “flows before pros” (qui renvoie à l’expression “bros before hoes” – les potes avant les meufs), ce qui signifie "les flux de cash générés par les achats sont plus importants que les analyses des professionnels”.
Pour narguer ces professionnels, le terme “boomers” (en référence aux baby boomers) est récurrent sur le forum, surtout composé de trentenaires auprès de qui les institutions ont perdu leur crédibilité. Les membres de r/WallStreetBets se moquent justement des conseils d’investissements traditionnels, plus stables sur le long terme, en les nommant “boomer stocks”. Les actions sur lesquelles ils se sont focalisés (GameStop, mais aussi Nokia, BlackBerry, les cinémas AMC) sont non seulement plus risquées et souvent en situation difficile, mais leur choix a également une composante démographique : ce sont des marques qui ont toutes été incontournables pour les trentenaires américains dans leur jeunesse – avec la nostalgie, voire l’irrationalité que ça implique !
5. Pourquoi les membres de r/WallStreetBets n’ont-ils majoritairement pas vendu l’action quand elle a atteint des sommets ?
La culture du forum incite les membres à s’encourager entre eux. Par exemple, de nombreux billets utilisent l’emoji 🚀 (fusée) à répétition pour affirmer qu’une action va continuer à grimper indéfiniment. Dans les commentaires, on retrouve souvent la séquence 💎🙌 (mains diamants) qui signifie “je tiens bon, je ne vais pas vendre mes parts (même si je pourrais empocher des gains, ou du moins récupérer une partie de la somme misée) car je pense qu’elles vont prendre de la valeur”. Cette formulation est originaire du forum /biz sur 4chan (avant tout un repère d’arnaques de cryptomonnaies), par opposition aux “mains de papier” : une expression dérogatoire visant à stigmatiser les investisseurs qui se dégonflent. Les membres utilisent une rhétorique guerrière : ne pas vendre l’action est un acte de fraternité. Ils s’appellent “mon frère” ou “soldat”. De la même façon, sortir du pari (donc de vendre ses actions) est souvent jugé comme une forme de trahison honteuse : ce qui pourrait faire gagner de l’argent à l’un d’entre eux ferait baisser la valeur des actions encore détenues par les autres membres.
Cette forme d’action collective rappelle les stratégies employées par des gamers dans le cadre de jeux en ligne massivement multi-joueurs (MMO), tels que World of Warcraft, RuneScape ou EVE Online. En effet, ces simulations complexes permettent à des groupes de quelques centaines de joueurs de s’organiser pour manipuler la valeur de certains objets au sein du jeu. Les mêmes qui ont fait grimper un titre donné dans l’Hôtel des Ventes de WoW, ou contrôlé l’accès aux matières premières dans EVE (en ayant recours à l’espionnage et la diplomatie) appliquent ce savoir-faire collectif aux marchés financiers.
Il n’est pourtant pas évident de coordonner une stratégie d’investissement à une telle échelle, puisqu’il faut persuader un grand nombres individus d’y parier leur argent. La reconnaissance d’une culture partagée par les membres du forum aide à stimuler la confiance envers leurs conseils. Cette identification contribue aussi à construire la réputation de certains. Ainsi, le forum r/WallStreetBets a érigé Keith Gill en héros. Certains membres espèrent le voir briguer un poste politique. Son profil est d’ailleurs semblable au leur. Keith Gill, ingénieur d’informatique mieux connu sous les pseudonymes u/deepfuckingvalue sur Reddit et RoaringKitty sur YouTube se décrira par la suite devant une audition du Congrès américain en reprenant le ton humoristique du forum : “Je ne suis pas un chat, je ne suis pas non plus un investisseur institutionnel, je n’ai pas de clients, et je ne fais pas payer mes conseils. Mon investissement sur GameStop et mes posts sur les réseaux sont basés sur ma propre analyse”.
Keith Gill, dépeint dans le style du poster de Shepard Fairey pour la campagne d’Obama avec le slogan HOLD (signifiant “ne vendez pas”).
Cependant, avec la montée en popularité du forum, cette confiance se délite. Leur registre est devenu progressivement moins intime avec l’arrivée tardive de ceux qu’ils appellent “normies” (soit les personnes “normales”), et leur sentiment d’appartenance cède la place aux théories du complot. Et pour cause, puisque d’après les analystes de la firme PiiQ Media (relayés par Reuters), le fait que certains comptes soient actifs à des horaires réguliers laisse à penser que certains individus utilisent des robots pour automatiser leurs publications.
Les membres de r/WallStreetBets postent souvent des captures d’écran des montants affichés sur leur compte sur l’application mobile Robinhood (destinée à rendre les paris sur les marchés financiers plus accessibles, cf partie suivante). Ils postent ainsi des billets qui montrent la façon dont la valeur des actions qu’ils ont achetées a évolué, aussi bien pour se vanter de leurs gains que pour attirer de la sympathie en affichant leur pertes massives – les plus grosses pertes sont récompensées par un badge sur le forum. Par exemple, dans un billet du 2 février 2021, l’utilisateur u/SeniorHugs affiche des pertes de 10 161$ en un jour, mais il les présente ainsi : “Ça me fait mal comme rien d’autre… Nous devons tenir bon. Qui est avec moi ?”. Dans ces cas, les commentaires du forum sont uniformes dans leurs encouragements : tant que la personne n’a pas vendu, ses pertes ne sont que théoriques, et l’action pourrait regagner en valeur – c’est oublier un peu vite que les sommes d’argent misées au départ sont bien évidemment réelles. Qu’importe! Les commentaires de la communauté entonnent le mantra “💎🙌” : ils affichent tous à quel point il est essentiel de ne pas quitter le pari.
6. Quel est le modèle économique de l’application Robinhood, qui a rendu possible l’achat d’actions pour les petits porteurs ?
La start-up financière Robinhood a été créée en 2013 par deux enfants d’immigrés américains (dont un fils de financiers à la banque mondiale) qui se sont rencontrés à Stanford. Son nom (une référence au personnage de justicier qu’est Robin des Bois, qui volait aux riches pour donner aux pauvres) est trompeur : un an et demi après les manifestations d’Occupy Wall Street – dont ils affirment cyniquement être les héritiers, ils promettent de “démocratiser les marchés financiers”. Il est certes indéniable que suite à son arrivée sur les téléphones en 2015, elle a permis à plus de personnes d’acheter des actions, mais on est pourtant loin de la mission de redistribution que son nom laisserait entendre. En effet, en simplifiant les démarches et en faisant mine de supprimer les frais pour parier sur une action, l’application a éliminé les obstacles qui auraient pu freiner les personnes plus modestes souhaitant mettre leur argent sur les marchés financiers. Auparavant, il fallait ouvrir un compte sur marge pour emprunter la somme à miser auprès d’un courtier. L’arrivée de Robinhood a bousculé l’industrie financière d’une telle façon que d’autres sociétés de courtage (Charles Schwad, Trade et TD Ameritrade) l’ont également rejointe pour proposer ce modèle soi-disant “sans frais” aux investisseurs amateurs en 2019.
L’application Robinhood ressemble à un jeu, reprenant les stratégies des casinos pour inciter à miser le plus d’argent possible. Les publicités pour Robinhood ciblent un public de Millenials (25-40 ans), bien plus jeunes que les investisseurs habituels. L’interface regorge de ce que les développeurs appellent la gamification : son interface reprend les pratiques utilisés par les jeux-vidéos pour siphonner l’attention. Ainsi, l’écran d’accueil affiche le classement des actions qui ont le vent en poupe (trending stocks) sur la plateforme pour favoriser les effets de mode, et donner l’impression que les autres sont en train de s’enrichir. Ceci crée un environnement où on oublie la peur de perdre pour parier toujours plus, d’après les travaux du sociologue Adam Hayes. Quand une personne achète une action, l’écran de son smartphone se remplit d’une jolie explosion de confettis. Les utilisateurs sont sollicités à longueur de journée par des notifications issues de l’application qui reprennent les codes et l’apparence de SMS en utilisant des abréviations, des points d’exclamation et des emojis. C’est un moyen efficace de retenir leur attention, puisqu’ils ouvrent l’application 10 fois par jour en moyenne (d’après FastCompany). Les utilisateurs sont également encouragés à promouvoir le service auprès de leur amis : s’ils parviennent à les inscrire, ils reçoivent une action dans leur compte. La valeur de cette action “offerte” est entre 2$ et 10$ dans 98% des cas – ce qui laisse ainsi une infime possibilité qu’ils y gagnent plus – et elle ne peut être revendue qu’à partir de deux jours. C’est donc une bonne façon de s’assurer que les utilisateurs de Robinhood guettent les fluctuations de leur “cadeau”.
L’interface de Robinhood ressemble à un jeu
La soit-disant gratuité de ce service est illusoire : il opère sous le “paiement du flux de commandes” (en anglais, payment for order flow). Ce modèle, conçu par l’arnaqueur en série Bernie Madoff dans les années 1980, consiste à vendre les informations d’achat d’actions aux animateurs de marché (tels Citadel ou Vertu) qui regroupent les achats de fractions d’action, gèrent l’achat sur les marchés et fixent les cotes. Ces informations d’achat leur permettent d’avoir recours à un délit d’initié (front running) : ils placent un achat dans les microsecondes qui précèdent la vente d’une action sur l’application. Ils récupèrent ainsi immédiatement des profits garantis, puisqu’ils savent que l’action est sur le point d’être achetée, et que chaque achat la fait mécaniquement augmenter. Les utilisateurs paient donc un prix plus élevé pour l’action, au profit des animateurs de marché qui empochent l’arbitrage (à hauteur de centimes sur chaque transaction, ce qui finit cependant par faire des sommes exorbitantes quand les volumes en question sont importants). De cette façon, les frais pour acheter une action ou des stock options n’ont pas été éliminés par l’innovation technologique de Robinhood, ils sont à l’inverse devenus camouflés et plus opaques. Les utilisateurs de Robinhood ne sont donc pas ses clients. Comme pour tout service gratuit (Facebook ou Google, par exemple), les utilisateurs sont la marchandise ! Robinhood happe leurs informations d’achat et les vend aux animateurs de marché, qui sont prêts à payer très cher car ils peuvent déployer ces données sur leurs algorithmes de transactions à haute fréquence – massivement utilisés par les fonds d’investissement. D’ailleurs, les régulateurs américains de la Securities and Exchange Commission (SEC) ont condamné Robinhood en décembre 2020 à hauteur de 65 millions de dollars pour publicité mensongère, spécifiquement “le décalage entre le marketing et le fonctionnement sous-jacent de l’application”.
Parmi les plus grands clients de Robinhood, on retrouve l’animateur de marché Citadel qui prend en charge 55% de ses exécutions d’options sur actions (d’après des documents internes datés de juillet 2020). On peut donc dire que Robinhood est une forme d’étude de marché en temps réel qui permet à Citadel de générer plus de profits. Il s’avère que Citadel est le bébé du milliardaire cinquantenaire Ken Griffin, l’un des premiers investisseurs de Robinhood. Par ailleurs, avant Robinhood, les régulateurs du SEC se sont également penchés sur le cas de Citadel en 2017 pour ses abus du paiement de flux de commandes en leur imposant une amende de 22,6 millions de dollars – soit l’équivalent d’un jour de revenus, puisque les revenus annuels de Citadel sont de 6,7 milliards de dollars (chiffres de 2020). Citadel est un mastodonte de la finance : il gère un quart des stock options en circulation, et 40% des actions détenues par des investisseurs individuels aux US, ce qui fait de lui le plus grand animateur de marché auprès des petits porteurs (d’après le Financial Times). Citadel a exécuté 29% du volume d’achats et de vente de l’action de GameStop pour la dernière semaine de janvier 2021 (d’après le Wall Street Journal).
7. Pourquoi Robinhood a-t-elle empêché ses utilisateurs d’acheter des actions GameStop à leur pic ?
Un message sur Robinhood avertissant l’utilisateur qu’il ne peut qu’uniquement vendre GameStop
Le 28 janvier, alors que l’action de GameStop atteint son pic de 483$ (soit 24 fois plus que sa valeur deux semaines auparavant), les utilisateurs de Robinhood qui souhaitaient y investir leur argent se sont retrouvés confrontés à un message d’erreur déconcertant : ils ne pouvaient plus acheter d’actions GameStop, mais uniquement vendre celles qu’ils possédaient déjà. Dans la même foulée, ses homologues TD Ameritrade, Charles Schwab et Webull ont aussi bloqué les achats de GameStop (et d’autres actions ciblées par r/WallStreetBets, comme AMC et Nokia). Par ailleurs, ces actions ont également disparu du moteur de recherche interne à l’application Robinhood. Cette interdiction d’acheter l’action a immédiatement inversé la tendance : l’action a chuté pour finir la journée à une valeur de 193$ (-60%).
Les entreprises de négoce qui ont fermé les vannes se justifient de l’avoir fait pour de simples raisons de liquidité. En effet, les transactions qu’elles placent ne sont validées par une chambre de compensation que deux jours plus tard. Or, du fait du volume d’achats sur GameStop, il semblerait que leurs réserves d’argent n’aient pas été suffisantes par rapport au montant des garanties financières requises. En effet, d’après le Financial Times, la chambre de compensation (“Depository Trust & Clearing Corporation”) a tiré le signal d’alarme le 28 janvier à 3:30 du matin (heure de Californie) : elle a réclamé collectivement aux sociétés de courtage qu’elles portent leurs réserves à 33,5 milliards de dollars (à cause du risque de défaut présenté par le fait que “les clients sont principalement d’un côté des échanges”), alors qu’elle n’en requérait que 26 milliards auparavant. Puisque les sociétés de courtage n’avaient pas les moyens de couvrir cet écart dans les trois heures qui précédaient l’ouverture du marché, elles ont dû geler les achats sur les actions les plus volatiles. Ainsi, Robinhood a levé 1,5 milliard de dollars auprès de ses actionnaires dans la journée, avant de rouvrir les achats de GameStop le lendemain.
On peut toutefois avoir une lecture paternaliste de cette démarche : en empêchant ses utilisateurs d’acheter au plus haut pic de la valeur de GameStop, il est possible que Robinhood les ait empêché de perdre plus d’argent quand l’action chuterait, ce qui était inévitable. Ils se sont vite rendu compte des conséquences des conditions d’utilisations auxquelles ils avaient donné leur accord sans y prêter attention : une poignée d’utilisateurs ont même reçu un email leur expliquant que Robinhood avait vendu leurs actions à leur insu pour les protéger. L’entreprise dément l’avoir fait de façon arbitraire : il semblerait que la vente forcée d’actions ne concerne qu’une poignée d’utilisateurs parmi ceux ayant eu recours à un appel de marge, c’est à dire qu’elle leur avait avancé des fonds pour les actions qu’ils ont achetées.
Ces actions ont provoqué la fureur des internautes, qui se sont vite précipités sur le Google Play Store afin d’afficher leur mécontentement en laissant des critiques très négatives sur l’application Robinhood. En quelques heures, Google s’est empressé de faire le ménage : le géant américain a supprimé 149 000 avis critiques pour faire remonter la note de Robinhood. Le groupe de Larry Page a investi dans l’application en 2013. Ceci explique cela ? La veille, une autre plateforme avait déjà essayé de faire taire ce mouvement d’investisseurs. En effet, l’application de discussion Discord avait fermé le salon que les membres de WallStreetBets utilisaient pour échanger, sous prétexte de propos haineux. Ceci pourrait se comprendre, vu le registre qu’ils emploient (détaillé précédemment, cf. question 4), sauf que l’on remarquera que ces règles sont appliquées sélectivement, au vu de la multitude de forums néo-nazis sur la plateforme qui continuent à jouir pleinement de leurs droits.
Les internautes ont donc décrié le fait que Robinhood freine leur élan, et ont remarqué que les fonds d’investissement en ont profité pour sortir de l’action. Ce fut le cas de MUST Asset Management, un fond coréen qui détenait 4,7% des actions de GameStop (en vente à découvert), et qui a saisi l’opportunité pour se débarrasser de ses parts. Les membres de r/WallStreetBets ont vite crié au complot. Toute forme de collusion entre les sociétés de courtage (comme Robinhood) et les animateurs de marché (comme Citadel) serait bien évidemment illégale. Mais la réalité est encore plus insidieuse : les animateurs de marché possèdent un avantage structurel qui leur permet de toujours écrire les règles en leur faveur, sans avoir à se contacter directement. Après tout, comme dans un casino qui expulse quelqu’un pour avoir utilisé une méthode de décompte de cartes, quiconque perd des sommes significatives va chercher à modifier les règles s’il en a le pouvoir.
8. Pourquoi autant d’individus s’intéressent-ils maintenant à la bourse ? Est-ce que cela présente un risque pour l’économie ?
L’année 2020 a battu tous les records en termes de volume d’actions échangées sur les marchés financiers, et la proportion d’investisseurs amateurs ne cesse de grandir. Cela s’explique en partie par le confinement : les personnes se sont retrouvées coincées chez elles avec du temps, de la colère, et plus de ressources que d’ordinaire. De plus, les entreprises de négoce ont empiété sur marché grandissant des paris sportifs – faute de matchs sur lesquels parier, leurs utilisateurs ont pu retomber sur des applications comme Robinhood qui reprennent des codes d’interface très similaires.
L’idée que les individus sans capital significatif devraient miser leur argent sur les marchés financiers est le fruit d’un dessein idéologique qui remonte aux années 80, notamment poussée par Thatcher et Reagan. Son but était que les classes moyennes soient plus investies dans la poursuite du statut quo capitaliste en leur permettant d’être propriétaires d’une partie insignifiante de l’économie. Cette mission a porté ses fruits, puisque les individus qui investissent sur le marché deviennent généralement plus conservateurs car ils pensent bénéficier de l’accroissement des inégalités tant que leurs actions gagnent en valeur. Paradoxalement, la couverture médiatique de l’excitation autour de GameStop a exacerbé cette tendance, en mettant l’accent sur quelques cas anecdotiques de personnes qui se sont massivement enrichies, ce qui donne l’illusion que parier sur les marchés financiers serait une façon de gagner de l’argent. En effet, malgré les critiques que Robinhood a reçu pour avoir empêché d’acheter des actions de GameStop le 28 janvier, l’application a reçu deux fois plus de téléchargements sur cette semaine-là (177 000) que d’habitude, pour atteindre 30 millions d’utilisateurs quotidiens.
L’action de GameStop était la plus échangée au monde sur les dernières semaines, avec plus de 20 milliards de dollars de volume (d’après Bloomberg). Le fait que beaucoup d’individus parient sur les marchés (facilité par les mesures d’assouplissement quantitatif prises par les banques centrales) préfigure une bulle financière. Par ailleurs, le décalage entre la capitalisation boursière des entreprises et leur chiffre d’affaires et rentabilité (pour Tesla, par exemple) est un deuxième indicateur de bulle financière. La situation était similaire durant la crise de 1929, tout comme en 1999 pour la bulle des “dot com” et en 2015 pour la bulle chinoise. D'après les économistes William Quinn et John D. Turner, ces trois bulles avaient toutes un facteur lié à l’engouement des amateurs pour les marchés financiers. Ce type de dynamique exacerbe les écarts de richesses : le physicien Victor Yakovenko de l’Université du Maryland a documenté une corrélation entre les bulles spéculatives et les périodes les plus inégalitaires.
9. Qui a vraiment profité de cet engouement pour GameStop ?
Beaucoup de médias ont un peu naïvement couvert l’élan autour de GameStop comme une forme d’”Occupy Wall Street” plus digital et pragmatique, en dépeignant une stratégie coordonnée par des milliers de geeks pour faire tomber des fonds d’investissements et redistribuer leurs richesses à des petits porteurs. On pourrait penser qu’il s’agit d’une nouvelle forme de militantisme actionnarial qui agirait à l’attaque des fonds, ou à la rescousse de marques en difficulté. La réalité est pourtant loin d’être aussi simple. Il est impossible de faire tomber l’industrie de la finance en utilisant ses propres instruments. Comme l’a écrit Audre Lorde, “on ne peut pas démanteler la maison du maître en utilisant ses outils”. Ce n’est pas en bidouillant avec des techniques du marché que l’on parviendra à renverser les hiérarchies du capitalisme. Les marchés financiers ne sont qu’un jeu à somme nulle entre des individus qui se battent pour savoir qui accaparera la valeur qui a déjà été extraite des travailleurs. D’ailleurs, les employés de GameStop n’ont eu aucune retombée positive de cette bataille boursière. Ils risquent même de connaitre des dommages collatéraux (licenciements liés à la restructuration vers l’e-commerce prônée par Ryan Cohen). Seuls les quelques uns rémunérés pour partie en stock options ont pu bénéficier de l’appréciation de la valeur de l’action.
Certes, les fonds d’investissement ayant misé sur l’écroulement de GameStop ont perdu beaucoup d’argent : le total des pertes sur les ventes à découvert sur l’action GameStop en janvier 2021 est de 19,75 milliards de dollars (d’après S3 Partners). Le fonds d’investissement Melvin Capital qui avait misé sur l’écroulement de GameStop a perdu plus de 10 milliards de dollars (soit 53% de sa valeur) au mois de janvier 2021. Pour éviter la faillite, ils ont dû être renfloués par deux poids lourds de Wall Street (Point72 et Citadel – le plus gros client de Robinhood) à hauteur de 2,75 milliards de dollars, ce qui leur a permis d’acquérir à petit prix une part des revenus futurs de Melvin Capital, une aubaine pour eux ! Le dirigeant de Melvin, Gabriel Plotkin, y a perdu 460 millions de dollars, soit un peu plus de la moitié de ses revenus en 2020. Les petits porteurs ne sont pas dans des situations aussi confortables. Pour tenter de calmer leur colère, Melvin Capital a acheté des publicités sur la chaine d’information financière CNBC pour annoncer que leur fond était sorti de la vente à découvert contre GameStop. Dans la même foulée, le fond d’investissement Citron Capital a cédé à la pression et annoncé qu’il ne pratiquerait plus aucune vente à découvert et qu’il la découragerait systématiquement dans ses conseils au profit de positions longues, plus optimistes. Son dirigeant, Andrew Left, a avoué avoir été surpris par la capacité d’organisation des internautes contre son fond. Il n’a « pas réalisé à quel point il faisait face à une secte ». La vente à découvert peut pourtant avoir son utilité : elle peut décourager l’exubérance autour de la surévaluation de certaines actions. Ce scepticisme a par exemple permis de déceler la fraude au sein du géant pétrolier Enron en 2001. Mais, contrairement aux proclamations de certains fonds, c’est une pratique qui crée avant tout des effets de mode par son annonce, et ne peut aucunement se substituer à une règlementation musclée.
Cette histoire n’a pourtant pas bénéficié qu’aux géants de la finance comme Citadel : une minorité d’investisseurs amateurs ont pu s’enrichir en sortant de leur pari au bon moment. D’après des témoignages sur WallStreetBets, nombre d’entre eux se sont servis de leur gains pour payer des dettes (prêts étudiants, cartes de crédit). Néanmoins, le risque est beaucoup plus considérable pour les petits porteurs : la plupart n’ont toujours pas vendu (puisque sortir du pari était perçu comme une trahison de la cause). Or, ils ont misé leur propre argent, contrairement aux fonds qui parient avec l’argent des autres et peuvent bénéficier d’une injection de capital de la part de leurs homologues si nécessaire.
Les fonds d’investissements ont tiré les marrons du feu : leurs algorithmes de transactions à haute fréquence leur donnent un avantage structurel (en termes de vitesse et de volume de données) pour bénéficier de la volatilité, quelle qu’en soit la direction. Les échanges autour de l’action GameStop représentaient des dizaines de milliards de dollars d’activité. Or, plus la valeur des actions fluctue, plus ils s’enrichissent. Certains fonds d’investissement avaient parié à l’inverse que GameStop allait gagner en valeur : Senvest Management a acheté 5% des parts en octobre 2020, puis les a revendues en fin janvier 2021, ce qui leur a rapporté un profit de 700 millions de dollars (d’après le WSJ). Parmi les plus grands gagnants de l’affaire, on notera que la société multinationale de gestion d’actifs BlackRock était parmi les plus gros actionnaires de GameStop : elle possédait 13,2% des actions du vendeur de jeux vidéos. La valeur de cet actif a donc grimpé de 3 milliards depuis le début de l’année – il ne s’agit donc pas exactement d’une redistribution qui bénéficie aux petites gens, malgré l’engouement médiatique pour cette lecture de l’affaire !
Parmi les opportunistes de l’histoire, il y a également des raisons de douter de l’authenticité du profil de certains membres du forum – certains jeunes banquiers (les “finance bros”, qui alimentent une partie significative de la demande de cocaïne) s’amusent à y poster des billets en reprenant les codes vulgaires des soi-disants “autistes”, tout en évitant d’afficher les sommes colossales qu’ils ont investies dans les actions qu’ils y promeuvent. Ils ont repéré que cette cohorte émergente d’investisseurs amateurs a déjà pu faire monter certaines actions en flèche pour des raisons irrationnelles d’identification culturelle : ce fut le cas pour l’action Tesla – en 2020, elle est passée de 60 à 800 dollars, grâce aux fans de son “Technoking” Elon Musk, alors qu’il n’a cessé de se décrédibiliser, par exemple en estimant que le COVID ne posait aucun risque, ou bien en brisant les vitres “indestructibles” de son camion sur scène. Ces jeunes banquiers ont ainsi parié qu’ils pourraient s’enrichir en surfant sur une vague d’enthousiasme similaire pour GameStop. Elon Musk est d’ailleurs directement impliqué dans cette affaire, car il a focalisé l’attention de ses fans sur GameStop à un moment crucial. Le 26 janvier 2021, après la fermeture des marchés, Musk tweete un seul mot à ses 49 millions d’abonnés : “Gamestonk!”, avec un lien qui renvoie vers le forum r/WallStreetBets. Le lendemain matin, soit le 27 janvier, l’action valait 347$, puis elle a atteint son pic le surlendemain. Il est fort probable que Musk ait acheté des actions de GameStop avant d’envoyer son tweet, de façon à s’enrichir sur le buzz auquel il contribuait.
10. Quelles leçons peut-on tirer de cet emballement ? Comment pourrait-on encadrer les choses de façon plus juste ?
Les péripéties autour de GameStop présentent l’occasion de s’interroger sur les aspects arbitraires de la finance. Le fossé entre les sommes en jeu sur les marchés et les richesses produites par les travailleurs ne cesse de s’accroitre, et ces quelques semaines de folie démontrent le décalage entre la valeur boursière d’une entreprise et ce qu’elle produit. La valeur et le prix sont deux notions entièrement distinctes : contrairement aux proclamations des économistes néo-classiques, les marchés ne sont pas rationnels. Ainsi, le prix d’une action n’est pas une mesure de la valeur intrinsèque d’une entreprise. Il reflète ce que Keynes appelle un concours de beauté, c’est à dire l’anticipation de la valorisation moyenne escomptée par l’opinion. Il s’agit donc de prédire ce que les personnes pensent qu’il va se passer, et non la réalité.
Alors que 2020 a été une année difficile pour la plupart des individus, la spéculation ne s’est jamais aussi bien portée – en partie grâce aux généreuses aides gouvernementales dont les banques ont bénéficié. Ceci illustre à quel point la finance est un système truqué au bénéfice d’une poignée de géants. Les médias adorent mettre en avant quelques histoires individuelles de personnes ayant gagné la loterie de Wall Street – afin de maintenir l’illusion de la méritocratie, mais ces récits sont ultra marginaux, car les personnes en haut de la pyramide profiteront toujours d'un avantage structurel. Les institutions qui rédigent les règles de la finance ont tendance à les écrire dans leur intérêt, tout en maintenant l’illusion d’un marché efficace et équitable. Dans le cas de GameStop, la simple menace de la possibilité d’un renversement partiel au profit de quelques actionnaires amateurs a suffi pour que les régulateurs et les plateformes technologiques tombent les masques et se coordonnent pour fermer les marchés. Ainsi, le boursicotage ne pourra jamais être un moyen sérieux d’aider les personnes modestes à s’enrichir.
Que faire? Le modèle de Robinhood, c’est à dire le paiement du flux de commandes (payment for order flow), pourrait être mieux régulé, voire rendu illégal. La SEC avait déjà étudié une interdiction possible en 2016, avant d’imposer des amendes à Citadel en 2017 et à Robinhood en 2020 pour leurs usages abusifs de cette méthode.
De nombreux économistes et activistes appellent à une taxe sur les transactions financières, pour tenter de freiner la spéculation sauvage dont profitent les fonds avec leurs algorithmes de trading à haute fréquence. Ceci aurait également l’avantage de limiter le risque de bulle économique. Parfois appelée Taxe Tobin, du nom de l’économiste qui l’avait initialement proposée en 1972, elle est aussi surnommée “taxe Robin des Bois” (ironie du sort !) puisqu’elle présente une vraie possibilité de redistribution, contrairement à l’application de finance.
Enfin, la rage envers les fonds d’investissement qui déferle sur certains forums est la conséquence des réponses divergentes apportées à la crise de 2008. D’un côté, les populations ont subi de plein fouet les politiques d’austérité, alors que de l’autre, les gouvernements ont déversé sans compter des sommes importantes pour sauvegarder les institutions financières. Cette capacité des internautes à organiser leur colère serait pourtant plus efficace si elle était canalisée vers un combat pour le retour de l’état providence. Pour ce faire, ils devraient appeler à ce que les gouvernements revoient à la hausse les impôts sur la fortune et sur les plus-values. La création de nouveaux consommateurs (moins enclins à épargner) réinjectera plus d’argent dans l’économie, et créera donc beaucoup plus de richesses que le fait d’encourager les gens à parier le peu qu’ils possèdent au profit des dirigeants du casino.